À 82 ans, le moustachu le plus célèbre du paysage gymnique a rendu son dernier souffle. Revenu à son domicile pour s’y éteindre auprès des siens, il était depuis de longs mois très affaibli par une maladie dégénérative. Celui qui a révélé la gymnastique féminine  roumaine, puis américaine aux yeux du monde n’est plus. Retour sur une vie entre réussites et polémiques.

Bela Karolyi portant Kerri Strug, blessée, aux Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996. Photo IMAGO / PCN Photography

C’est Sveltana Boginskaia qui a officialisé une rumeur qui grandissait sur les réseaux depuis quelques heures. Et même si la Biélorusse n’a jamais réellement été entraînée par le hongro-texan, c’est la preuve que les adversaires d’hier peuvent devenir les amis de demain. Longtemps la relation entre Boginskaia et Kim Zmeskall a été instrumentalisée par les médias pour en faire des ennemies plus que des rivales. Aujourd’hui, sur Instagram, Boginskaia rend hommage à un des entraîneurs les plus innovants et prolifiques de l’ère moderne de la gymnastique par ces mots « j’ai eu le privilège de m’entraîner auprès de vous, de vous côtoyer auprès de votre famille, et de vos athlètes. J’ai gardé le positif de ces moments. Nous avons ri, pleuré, parlé, (vous parlez beaucoup), et vous faites la meilleure margarita, Vous allez manquer à beaucoup, restez en paix. »

Après elle, c’est l’icône Nadia Comaneci qui s’est exprimée sur la disparition de son mentor. « Bela a eu une grande influence sur la vie, repose en paix Bela Karolyi », puis la championne olympique de Barcelone Tatiana Gutsu ou encore Dominique Moceanu, qui elle évoque les deux facettes de celui qui fut son entraîneur personnel avant de prendre les rênes de la Gymnastique américaine. Dominique Dawes elle qui fut de trois aventures olympiques avec Bela Karolyi rend un bref hommage à l’homme, mais dénonce une nouvelle fois ses pratiques qu’elle combat au sein de ses propres académies. USA Gymnastics qui a définitivement coupé les ponts avec le couple Karolyi s’est contenté de confirmer l’information.

Retour sur un parcours sur fond d’ « Américan Dream »
Bela Karolyi né en 1942, dans une ville qui est encore hongroise que l’armistice rendra à la Roumanie sous le nom de Cluj Napoca. Il devient champion national de boxe et intègre l’équipe de Roumanie de lancer du marteau tout en s’engageant dans des études de sport. La pratique de la gymnastique est indispensable et il devient l’entraîneur de l’équipe de l’université, où la star en ce temps-là est une certaine Marta Erõss qui deviendra son épouse en 1963.

Dans les années 50, l’état roumain met en place un système centralisé d’entraînement pour les gymnastes. Bela créé son école à Onesti et est appelé par l’état pour rejoindre le programme. En 1967, sa route croise celle d’une petite fille qui deviendra l’icône que l’on connait toujours aujourd’hui : Nadia Comaneci.

Dany Scotto (entraîneur de l’équipe de France 80’s et juge internationale) se souvient :
« Il est celui qui a lancé l’ère moderne de la gymnastique féminine en façonnant La Comaneci. »
car oui Bela et Marta Karolyi ont révolutionné la gymnastique mondiale à bien des égards.

Après la révélation des Jeux Olympiques de Montréal, puis les frasques des Jeux Olympiques de Moscou (1980), les Karolyi prennent la décision de rester aux Etats-Unis durant une tournée. Ils font défection au régime de Ceucescu et optent pour le pays de l’Oncle Sam en 1981.

Mireille Ganzin (présidente du CT FIG Aerobic jusqu’en 2016) confirme la dimension géopolitique de la fuite des Karolyi. « Ils ont su passer d’un régime totalitaire à celui totalement opposé des Etats-Unis, tant dans la vie quotidienne que dans l’entraînement ». Bela Karolyi s’est particulièrement bien intégré à l’esprit américain et texan, et la réussite ne s’est pas faite attendre. Il investit, tout d’abord, dans une entreprise de gymnastique où le rejoignent plusieurs espoirs américains comme une certaine Mary Lou Retton ou Julianne McNamara, championnes olympiques en 1984. Ces succès olympiques, à domicile à Los Angeles, lui offrent la possibilité de s’offrir un Ranch à Houston au Texas. Ce Ranch deviendra une plaque tournante de la gymnastique américaine, mais aussi le théâtre d’horreurs qui ont donné lieu à l’affaire Nassar dans les années 2010.

L’ascension des Karolyi se perpétue avec 5 gymnastes présélectionnées olympiques à Séoul (1988), et l’avènement de Kim Zmeskall qui devient en 1991 la première américaine championne du monde du concours général.  En 1996 à Atlanta, il est l’entraîneur personnel de Kerry Strug et Dominique Moceanu, et il continue de faire le show à l’américaine, jusqu’à porter Strug, blessée, sur le podium olympique. Peut-être une des images qui a fait le tour du monde.

Parce que oui, Bela Karolyi est avant tout un show man. Sandrine Livet, gymnaste de l’équipe de France dans les années 80, se souvient d’un entraîneur très exubérant sur les compétitions, c’était presque lui qui faisait le show. « Bela je le vois comme un américain type, debout dans les gradins, les bras en l’air, toujours à applaudir et hyper positif en compétition ». Cette exubérance malvenue dans le modèle roumain est au contraire très bien accueillie chez les Américains.

Après les Jeux Olympiques d’Atlanta, l’entraîneur américain décide de prendre sa retraite, et il est alors introduit au Hall of Fame en 1997.

1996, le graal olympique et la retraite au ranch
Une retraite dans son ranch, où il s’adonne à ses passions comme la musique, la danse ou la chasse, c’est sans compter une olympiade très mal engagée par les Américaines, revenant sans aucune médaille des Championnats du Monde 1997 et 1999. Il est alors nommé coordinateur de l’équipe pour les JO de Sydney (2000) à la condition que l’ensemble des gymnastes soit regroupé au Ranch. En 2001, il laisse sa place.

Bela Karolyi s’exprime sur de nombreux sujets qui font polémiques, comme l’évolution de l’âge des gymnastes, les programmes d’entraînement et son intrusion dans les relations entraîneurs/entraînées, son comportement sur les compétions, ses méthodes d’entraînement.

Ces méthodes jugées très dures et dénoncées tant par des gymnastes roumaines, de la fin des années 70, qu’américaines (pour les années 80 et 90). Il est cependant soutenu par d’autres comme Kim Zmeskall, Mary-Lou Retton ou Betty Okino. Mais ce qui empoisonnera les dernières années des Karolyi c’est l’affaire Nassar dont les agissements se déroulaient dans le Ranch des Karolyi, des agissements dont ils ont eu connaissance mais qu’ils n’ont pas dénoncé. À ce titre en juillet 2017, l’USAG renonce au rachat du Ranch des Karolyi et en 2018, la fédération américaine cesse toute relation avec ses anciens magnats.

Depuis plusieurs années, Bela Karolyi se faisait très discret, il était atteint d’une maladie dégénérative. Ses facultés physiques, cognitives et mentales étaient très atteintes. Après un séjour en établissement spécialisé, il est décédé auprès de sa famille. Andrea, sa fille, a annoncé son décès ce 15 novembre aux amis les plus proches.

Parmi ces amis très proches, Marie-Pierre et Merry Saint Geniès (entraîneurs de l’équipe de France 1986 – 1992) font partis de ceux qui ont côtoyé non seulement les entraîneurs américains, mais surtout le couple et la famille Karolyi. Cette amitié a favorisé les échanges franco-américains et permis de nombreux échanges au ranch Texan. Pour SpotGym, Merry Saint Geniès, Jean-Claude Jacquetin (DTN de la FFG jusqu’en 2008) et Sandrine Livet (gymnaste) se souviennent.

Bela et les St Geniès à l’American Cup en 1989. Photo DR

Bela Karolyi vu de France
Durant plusieurs années (années 85/92), les gymnastes de l’équipe de France ont profité de l’amitié entre les Karolyi et Maire-Pierre et Merry Saint Geniès pour effectuer des stages à Houston.

Sandrine Livet a notamment participé à ceux-ci, avant que le grand gymnase ne soit construit près du Ranch. Elle se souvient : « C’était magnifique, immense, en plein dans la forêt, nous y allions souvent l’été. Bela était un peu comme un papa avec nous. C’était lui qui cuisinait. Il était très souriant et chaleureux avec nous. Je me souviens de lui un peu comme un papa. C’était impressionnant pour nous du haut de nos 13 ou 15 ans, il était quand même l’entraîneur des Américaines (et de Nadia).  C’est quelqu’un qui aimait beaucoup la musique et le rock. Je crois que ce sont eux qui ont initié Marie-Pierre et Merry au chant et à la country.

A l’entraînement, je me souviens d’une séance de saut. J’étais avec Sophie Darrigade, nous étions les plus grandes, peut-être plus matures et c’est Bela qui nous faisait la séance. Il avait décidé de nous faire reprendre toute la base, nous avons fait une heure d’éducatif. C’était très minuté, Marta qui gérait le temps. De mon souvenir il était grand pédagogue, et je serai capable de réexpliquer tout ce que nous avions fait. »

Merry Saint Geniès, entraîneur de l’équipe de France GAF (1985/94) et ami des Karolyi, complète : « C’est Andréa leur fille qui nous a prévenu du décès de Bela, samedi matin tôt. Il était malade, c’est immuable, mais nous sommes très touchés. Nous avions des liens amicaux forts, bien au-delà de la gym. Ils étaient venus lors de mon jubilé à Créteil. Ils ne manquaient pas de s’arrêter chez nous, lorsqu’ils voyageaient en Europe. Nous étions invités au mariage de leur fille. Son goût pour les os à moelle. Sa confiance de tous les instants en nos projets. Bela c’était aussi un excellent cavalier de quater horse, il apprivoisait son monde comme il a apprivoisé ses chevaux. Osant et innovant. Tant de choses encore. C’était un personnage, nous avons tant de souvenirs. »

S’il n’a pas eu les mêmes contacts que les entraîneurs avec les Karolyi, les souvenirs de Jean-Claude Jacquetin (DTN FFG, 1986-2009) permettent de situer l’aura que Bela Karolyi dégageait dans les années 70 à 90 et la révolution qu’il a engagé dans la gymnastique mondiale. « Je me rappelle d’avoir été ébloui voire impressionné en 1978 lors de l’organisation des championnats du monde (Strasbourg), pour avoir approché l’équipe de Roumanie dans sa préparation la rigueur, le charisme du couple Karolyi.

Plus anecdotique, je me rappelle une négociation entre Bela et Arthur (NDLR Magakian, DTN FFG jusqu’en 1986) lors d’une démonstration à Clermont Ferrand portant sur la fourniture de pneus qui à l’époque étaient introuvables en Roumanie.

Je me rappelle sa bienveillante attention et une aide importante auprès de l’équipe de France féminine sous l’impulsion de Merry dans les années 1990 et le retour des féminines françaises en 1991 à Indianapolis.

Outre, tout ceci un « chef de bande », un meneur dans le cadre des décisions et des orientations gymniques pour l’équipe des USA, un conférencier hors pair, un habile négociateur, un homme dégageant une aura extraordinaire, un rayonnement exceptionnel ne pouvant laisser indifférent »

De son côté, un autre moustachu, Eric Hagard a côtoyé le texan durant son exil américain et au-delà. « Cet homme, aussi grand par son physique que par son charisme a marqué de son temps toute une génération d’entraîneurs qui se sont inspirés de ses méthodes. Travail, rigueur et discipline autant de valeurs qui ont érigé les bases incontournables du succès de la gymnastique américaine. »

Il se souvient aussi d’une image qui a marqué son esprit de jeune entraîneur, en 1984 aux Jeux Olympiques de Los Angeles : « Lorsque Mary-lou Retton comprend qu’elle est championne olympique au concours général, elle traverse l’immense salle, snobe Don Peters (alors head coach présent sur le plateau), pour se jeter dans les bras de Bela, son coach, resté dans les tribunes, pour partager avec lui et devant les milliers de spectateurs et millions de téléspectateurs  cet instant unique de la dyade gymnaste/entraîneur. Cet épisode restera à jamais une source de conflit entre les deux hommes aux égos hypertrophiés ».

Lucie Matraszek-Chyndzinski était une gymnaste polonaise à peine plus âgée que Nadia, elle a connu l’éclosion du talent Comaneci et aussi l’avènement de Bela Karolyi. Elle est ensuite venue s’installer en France. Elle a entrainé à Rouen et Aix en Provence et été juge internationale. Elle se souvient de Bela alors qu’il venait en stage en Pologne avec ses gymnastes d’une dizaine d’années dont Nadia : « Je me souviens, j’avais presque 20ans, il venait en Pologne, en stage, il adorait les manteaux en fourrure, chez nous ils n’étaient pas chers, alors il en commandait plusieurs, souvent il oubliait de payer les entraîneurs qui les lui portaient. Pendant longtemps ce fut mon souvenir de Bela.

Après Montréal, j’ai participé à la tournée au Canada avec les Roumaines. Il n’était pas tendre avec elles. Nous en Pologne on était plus libre, on savait dire non. Moi je n’ai jamais eu de problème avec lui car il disait toujours « Attention à Matraszek, elle est bonne ! »

Des images fortes de Bela Karolyi, un Gulliver chez les gymnastes
Bela Karolyi a toujours su jouer de son image avec les médias et défrayer la chronique. Son physique imposant d’ancien boxeur, est toujours très impressionnant lorsqu’il se trouve aux côtés de ses gymnastes.

Bela Karolyi se fait embaucher comme agent d’entretien pendant les Jeux Olympiques de Los Angeles, pour pouvoir approcher ses élèves dans les gradins, car en tant qu’entraîneur personnel il n’est pas accrédité. Il dort dans sa voiture à proximité du village olympique.

On se souvient de Bela faisant le show autour des agrès, dans les gradins, contestant les notes et les résultats, mettant en cause les juges, souvent…tout au long de sa carrière… Une personnalité théâtrale qui a marqué plusieurs générations d’entraîneurs par ses résultats, mais aussi l’écosystème gymnique très conservateur par son comportement hollywoodien, peut être des intentions d’un autre temps, avec les gymnastes, avec les juges.

À ce propos Lucie Chydzinski se souvient d’une anecdote lors de Championnats d’Europe « J’étais blessée à un orteil et le soir c’était le Docteur Léglise qui me soignait car on n’avait pas de médecin polonais avec nous. Dans les couloirs je voyais Bela avec les juges qui négociaient la victoire de Nadia. Ce jour-là, malgré tout le talent de Nadia, je me suis toujours dit que ce n’était pas sa victoire mais celle de Bela ». Des pratiques qui ont longtemps été monnaie courante dans le sport international, et bien sûr, ni les soviétiques, ni les roumains ne s’y soustrayaient.

Bela souvent les yeux rieurs, au caractère bien américain, passionné de chasse, avec les trophées qui ornent les murs du ranch.

Bela Karolyi c’était aussi l’homme d’une vie pour Marta, c’était le père d’Andrea, le grand père de deux petites filles et c’était aussi le mentor d’une génération d’entraîneurs, et le faiseur de médailles à travers les ans et les continents. A 82 ans, Bela n’est plus. Et même si Bela Karolyi avait fini par tout oublier, le monde de la gymnastique n’oubliera pas la patte, la moustache et son parcours quel qu’il ait été.

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Membre de l'association des Femmes Journalistes de Sport

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