Pas de gant de velours, derrière le rideau de fer : Nadia Comaneci, Agnès Keleti et Vera Cavlaska, trois femmes à poigne

Vera Caslavaska, Nadia Comaneci et Agnès Keleti.

La gymnastique olympique a, depuis qu’elles y ont été admises, été représentée par des femmes qui ont marqué leur temps, et même l’Histoire de leur pays, ou de la politique internationale. Parmi ces femmes, 3 gymnastes d’Europe de l’Est à l’époque où la guerre froide battait son plein…

Elles s’appellent Agnès Keleti, Vera Cavlaska ou Nadia Comaneci. Elles sont hongroise, tchèque ou roumaine, trois pays à l’est du rideau de fer. Elles ont représenté leur pays dans les années 40/50, 60 ou 70, et aujourd’hui encore, on peut affirmer qu’elles ont marqué l’histoire de leur pays, et marqué le sport de leur nom, de leur pouvoir politique, conscient ou inconscient.

Si Véra Cavlaska, décédée en août 2016 dans sa ville de toujours Prague, Agnès Keleti est toujours en vie, de retour en Hongrie, après un exil en Israël et Nadia Comaneci use encore de son aura et de son influence sur les sphères politiques et gymniques du monde entier.

Avant de rentrer dans l’Histoire géopolitique du monde, ces femmes, parfois encore jeunes filles, sont entrées dans l’histoire de leur sport et des Jeux Olympiques, qu’elles l’aient voulu ou non.

Agnès Keleti,
ou l’insurrection de Budapest

Agnèle Keleti à 98 ans. Photo DR

Agnès Keleti est née en 1921, en Hongrie.  Elle est pressentie pour faire les Jeux Olympiques de 1940, mais juive, elle est exclue de l’équipe, et finalement l’édition sera annulée. En prenant l’identité d’une jeune catholique, elle échappera à la Shoah, mais ce ne sera pas le cas d’une grande partie de sa famille déportée à Auschwitz, notamment son père qui n’y survivra pas.

En 1948, elle se blesse alors que c’est le départ pour les Jeux Olympiques de Londres. Les carrières des gymnastes étaient longues et ainsi à 31 ans, en 1952, elle est enfin sélectionnée et devient olympienne à Helsinki, cerise sur le gâteau, elle remporte le titre au sol (quatre médailles au total).

Mais ses engagements sportif et politique ne font que commencer. En 1956, quelques semaines avant l’ouverture des Jeux Olympiques à Melbourne, les chars soviétiques envahissent la capitale hongroise pour contrer l’insurrection populaire contre le régime communiste du pays.  Sa mère perdra la vie durant ces événements, alors que la gymnaste est déjà sur le sol australien. Lors de ses seconds Jeux Olympiques, elle remporte quatre titres et deux médailles, ce qui en fait la quatrième gymnaste la plus récompensée (10 médailles, dépassée à Paris par Simone Biles), et toujours la plus âgée à avoir remporté un titre.

Au lendemain de la cérémonie de clôture, elle refusa de regagner la Hongrie, et obtient, avec 44 autres athlètes, l’asile politique en Australie.

Après quelques mois dans l’hémisphère Sud, elle rejoint l’Israël d’abord pour participer à une compétition, sa dernière, mais surtout pour s’y installer et y devenir entraîneur. C’est sous son impulsion que naîtra la première équipe de gymnastique d’Israël. Son objectif était de pouvoir voyager le plus possible, sans en être jamais rassasié.

Elle attendra 1983 pour revenir en Hongrie, à l’occasion des Championnats du Monde d’athlétisme, mais c’est seulement en 2015 qu’elle s’y installera définitivement.

En 2019, 63 ans après son exil australien, son pays de naissance lui attribuera enfin la prime que lui offre ses médailles olympiques, ainsi qu’une prime annuelle d’état.

Elle intègre le « Hall of Fame » de la Gymnastique en 2002, obtient le Prix « Prima Primissima » en Hongrie en 2015 et le Prix « Israël Sport » en 2017. Jusqu’à plus de 90 ans, elle aura à cœur de montrer sa forme extraordinaire, ce qui fera dire à son fils « j’ai grandi en sachant que ma mère était Wonder Woman ».

Elle est aujourd’hui la doyenne des champions olympiques à plus de 103 ans. Elle demeure, toujours, la sportive juive la plus décorée aux Jeux Olympiques.

Si elle fait encore quelques apparitions télé en 2021 pour son centenaire, notamment lorsque Thomas Bach la met à l’honneur, puis à l’occasion des Jeux Olympiques de Tokyo où elle est officiellement reconnue Doyenne des médaillés olympiques vivants, elle est, aujourd’hui, affaiblie par une démence qui fragilise sa mémoire à court terme, et ses apparitions se font très rares.

Vera Caslavska,
une vie à Prague, de Tokyo à Mexico

Vera Caslavaska. Photo DR

Tokyo qui a célébré Agnès Keleti en 2021, aurait aimé célébrer Vera Cavlasska, surnommée l’amour de Tokyo, dans la ville qui a vu ses premières armes olympiques en 1964.

Vera Caslavska est morte en 2016 d’un cancer, mais elle avait engagé un travail avec le sculpteur David Cerny afin d’offrir à la ville de Tokyo une sculpture hommage. L’épidémie du COVID 19 a rendu difficile cet engagement. Ainsi, en collaboration avec le Président du Comité National Olympique Tchèque, Jiri, Kejval, c’est finalement devant la maison de la République Tchèque au Parc des Nations de Paris que cette sculpture sera inaugurée pour le soixantième anniversaire du sacre de la tchèque à Tokyo. Cette statue sera, après les Jeux Olympiques de Paris, rapatriée à Prague où elle sera installée à quelques centaines de mètres du siège social du Club de la championne Tchèque. Vera Caslavska a marqué le peuple tchèque à différentes échelles, et aujourd’hui à travers le monde, ces concitoyens lui rendent un hommage unanime.

Elle a 22 ans lorsqu’à Tokyo, elle fait tomber la suprématie soviétique et l’inarrêtable Larissa Latynina (double championne olympique du concours général en titre). Titre qu’elle confirmera 4 ans plus tard à Mexico, dans un tout autre contexte.

Tout d’abord sportif car, entre 1964 et 1968, elle a été championne d’Europe absolue (5 titres) et championne du monde du concours général en 1966. Elle est aussi la première gymnaste de l’histoire à obtenir la note parfaite de 10 en 1967 à Amsterdam, elle est donc indéniablement la favorite des Jeux Olympiques de Mexico.

Mais c’est sans compter sur le contexte politique. La Tchécoslovaquie est envahie par quatre pays du Pacte de Varsovie, menée par l’Union Soviétique, pour mettre fin aux réformes libérales du Printemps de Prague. Ces actions militaires obligent la gymnaste à s’exiler dans les montagnes et s’entraîner de façon rudimentaire en utilisant la nature qui l’entoure.

Ces difficultés logistiques n’empêchent pas la gymnaste d’assurer de son soutien la démocratisation de son pays, et de s’opposer à l’invasion soviétique, en signant le « Manifeste des 2000 mots ». Signature qui lui sera longtemps reprochée mais qu’elle n’acceptera jamais de nier.

Jusqu’au dernier moment, sa participation aux Jeux Olympiques de Mexico s’avère incertaine. Mais non seulement elle participera mais obtient aussi quatre médailles d’or. Lui échapperont le concours par équipe et la poutre, alors remportés par l’Union Soviétique. Vera Caslavska, au moment des hymnes, protestera en baissant la tête et ne regardant pas le drapeau.

Vera Caslavska sera surnommée la fiancée de Mexico, car elle profitera de son séjour mexicain pour se marier avec le vice-champion olympique (à Tokyo) du 1 500 m Joseph Odlozil. Elle est proclamée plus grande sportive du Monde et est la deuxième femme la plus aimée du monde après Jackie Kennedy !

Elle rentre, alors, dans son pays où elle est consacrée pour la quatrième fois « Sportive de l’année 1968 », mais aussi considérée « persona non grata » en tant qu’opposante au régime. Elle revient pour travailler comme entraîneur au Mexique, où elle est restée très populaire. Elle est autorisée à rejoindre son pays seulement dans les années 1980 grâce à l’intervention de Juan Antonio Samaranch, président du Comité International Olympique. Elle partage alors un bureau d’Etat avec Emil Zatopek où leur sont attribuées des tâches méprisantes.

Les autorités tchécoslovaques comprendront peu à peu leur intérêt à lui accorder la possibilité de devenir entraîneur et juge. Puis elle est nommée à la suite de la révolution de velours de 1989 qui a vu la chute du régime communiste, conseillère sport du Président Vaclav Havel.

Elle est également élue Présidente du Comité National Olympique, en 1990 et membre du CIO en 1995. Cette déferlante politique positive subit un coup d’arrêt alors qu’un drame familial oppose son ex-mari et leur fils. Un parricide qui plonge Vera Caslavska dans une sombre dépression de plusieurs années : elle se retranche dans un foyer en acceptant des échanges qu’avec ses enfants et son amie Dana Zatopkova (veuve d’Emil Zatopek).

Dans les années 2000, la championne décide de combattre réellement ce mal de la dépression et retrouve peu à peu une vie sociale. En 2012, elle est invitée à fêter ses 70 ans à Acapulco, lors d’un événement de gymnastique festif où elle montre une joie de vivre miraculeuse, et sa bonne forme physique.

Jusqu’en 2015 et le diagnostic de sa maladie, elle continuera à transmettre sa passion de la gymnastique à Prague.

Jusqu’aux derniers Jeux Olympiques de Paris, elle détenait le record de titres olympiques individuels (7), dorénavant battue par l’américaine Katie Ledecky (natation). Mais son pays avec la statue de David Cerny lui rend un hommage éternel.

Nadia Comaneci, de la petite fée de Montréal à magna de la gymnastique mondiale

Qui ne connait pas Nadia Comaneci ? Son nom, son 10, son histoire, parfois romancée, parfois exagérée, parfois nuancée. Elle est une des sportives qui a marqué l’histoire du monde tant pour sa Révolution sportive dont elle est, inconsciemment, à l’initiative, que pour l’utilisation politique que le régime de Ceausescu en a fait. Elle est l’icône de tout un pays, mais aussi de tout un sport. En Roumanie d’abord, elle a fait naître des centaines de petites Nadia, dans le monde entier son parcours a guidé de nombreuses jeunes filles dans les gymnases.

Celle que les journaux ont surnommée la Petite Fée de Montréal, celle dont Lola Lafon a romancé la vie dans « la petite communiste qui ne souriait jamais », est devenue par ses performances, son histoire et son enrôlement politique une figure du sport.

A 14ans, elle apparait fluette et dynamique à Montréal où elle s’impose devant des gymnastes femmes : Nelly Kim et Ludmilla Tourisheva notamment. Elle est précurseure des gymnastes pré pubères. Mais dès son retour en Roumanie, elle fera aussi l’objet d’une main mise politique, ses déplacements, ses fréquentations, sa famille seront surveillés, ses prises de paroles seront contrôlées. Elle devient l’icône de tout un pays et la marionnette d’un régime oppressant.

Alors qu’elle aura à plusieurs reprises songé à ne pas rejoindre son pays, elle est l’exemple type de confiscation du corps à des fins politiques. Ce n’est qu’en 1989, quelques jours avant la chute du régime de Caeucescu qu’elle réussit  à tromper la vigilance de la sécurité et à fuir le pays.

Elle trouve refuge en Autriche, puis s’exile aux Etats Unis, où après avoir été flouée par un compatriote, elle  est accueillie par Paul Ziert et Bart Conner. Elle obtiendra la nationalité américaine, et ensemble ils formeront un couple à la ville et construiront un empire économique basés sur des activités commerciales lucratives, d’abord à la tête de la « Bart Conner Academy » puis de diverses entreprises de productions télévisuelles et d’équipements de gymnastique. Elle reçoit aussi de nombreuses distinctions honorifiques dans le monde du sport, en Roumanie, où elle viendra se marier en 1996 et y sera reçue majestueusement.

Devenue femme d’affaire, engagée dans des œuvres caritatives en Roumanie et dans les Jeux Olympiques spéciaux, Comaneci est une figure incontournable et influente dans les services du Comité International Olympique (dont elle est la seule récipiendaire par deux fois de l’Ordre Olympique en 1984 et 2004). La Fédération Internationale de Gymnastique la nomme « Gymnaste du Siècle » en 1999, le journal L’Equipe la classe huitième sportif du siècle (et première femme), et un jury au CIO la nomme sportive du siècle.

En 2024, elle fait partie des quatre sportifs étrangers retenus pour porter la flamme olympique dans le relais final (avec Séréna Williams, Carl Lewis et Rafael Nadal). Elle jouera aussi de sa présence et de son influence auprès de ses filles spirituelles de l’équipe de Roumanie. Elle a assisté à l’ensemble des épreuves vêtue de son survêtements jaune, bleu et rouge. Elle est également aux côtés d’Ana Barbosu et Sabrina Voinea lors de la finale au sol qui marque le retour au premier plan d’un pays historique de la gymnastique qui avait sombré dans le classement.

Nadia Comaneci a toujours accompagné ses sœurs, ses filles, toutes celles qui aujourd’hui sont encore inspirées par le parcours exceptionnel de celle qui a placé la Roumanie sur la carte de la Gymnastique mondiale. Celle qui guida, inspira des générations et des générations de petites filles et de mamans.

Aujourd’hui encore, Nadia Comaneci concentre bon nombre de films, de documentaires et de livres, tant son histoire demeure à la fois fascinante et intrigante. De son côté, elle se décide à raconter son histoire dans un livre qui s’appelle « Lettre à une jeune gymnaste », publié en 2003. Sa vérité, ce qu’elle souhaite dire, empreint de vérité, souffrance, fierté, et… secrets.

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Et aujourd’hui quelles combattantes, pour quels combats ?

Le sport est depuis toujours au service des grandes puissances politiques. Dans l’organisation de l’événementiel, dans l’instrumentalisation de la performance, chaque état veut tirer profit de ces champions. Et si l’affrontement géopolitique n’est plus un affrontement bi polaire mais un mécanisme bien plus complexe à l’échelle du monde, il est inévitable que le sport dans son ensemble demeure un instrument du soft power.

Aujourd’hui des personnalités, comme Simone Biles, s’imposent sportivement. Puis au gré des performances exceptionnelles, des records qu’elle bat, de la personnalité qui s’affirme et mûrit, elle devient incontournable dans le paysage gymnique, puis sportif puis politique du monde.

Son histoire personnelle, ses convictions et des combats humains, psychologiques, sociaux imposent ses engagements politiques. Elle défend pour les sportives la prise en compte et la protection de la santé mentale, elle dénoncera des cas de maltraitances physiques et sexuelles, elle prônera l’égalité des genres, la nécessaire prise en compte de la gymnaste comme un humain et non plus comme une performance, et dernièrement en répondant à Donald Trump, candidat républicain aux prochaines élections américaines.

Dans un débat l’opposant à Joe Biden, l’homme d’affaires américain avait dénoncé que les « personnes traversant les frontières du Sud prenaient les emplois de noirs » complétant par « un emploi de noir c’est n’importe qui qui a un emploi » sous entendant sans détour des stéréotypes infondés sur la nature des emplois réservés aux noirs. Propos qu’il avait renouvelé devant la convention de l’Association Nationale des journalistes noirs.

À peine auréolée de son deuxième titre olympique au concours général, Simone Biles a simplement répondu qu’elle « aimait son travail de noire ». Des propos simples, totalement ciblés et particulièrement subtils à l’attention du magna américain en campagne électorale.

Dans d’autres sports, d’autres combats mènent aussi à la mise en lumière d’icônes, Méghan Rapinoe par exemple qui combat une Amérique puritaine et un sport parfois homophobe, raciste. De son côté, Alysson Félix s’est insurgé contre un monde économique dirigé par la gent masculine, pour les hommes, par les hommes.

Au cours du siècle dernier, et toujours aujourd’hui, les femmes ont marqué par leurs combats. Des combats pour des causes sociales, politiques, des combats qui ont fait évoluer la société, des combats qu’elles n’ont parfois pas gagnés, mais jamais perdu.

Si pratiquer du sport, à très haut niveau, est toujours une forme de pouvoir, les batailles peuvent paraitre différentes. La liberté idéologique n’est peut-être plus la première d’entre elles, aujourd’hui la lutte pour l’égalité des genres, le racisme l’homophobie sont des luttes qui ont encore besoin de combattantes courageuses.

La Guerre Froide n’oppose plus un monde bi polaire mais la prise de position des chefs de file du sport, femmes et hommes, reste primordiale pour faire avancer les causes, la liberté.

Les sportives ont une vraie voix que le monde entier écoute.

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Membre de l'association des Femmes Journalistes de Sport

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